CHAPITRE VI
Dans les jours qui suivirent, l’action des Vandales s’intensifia. Quatre peintres abstraits fort connus eurent les yeux arrachés après avoir été endormis au moyen de gaz soporifique. Un boxeur fut victime de gants de cuir piégés qui lui déchiquetèrent les mains jusqu’aux poignets, alors qu’il s’apprêtait à monter sur le ring. Un footballeur vedette eut la jambe emportée par l’explosion du ballon avec lequel il tentait de marquer le but de la victoire. Un chanteur en vogue vit son micro lui tirer une salve de billes de plomb en plein visage au cours d’un récital…
Chaque fois il fut totalement impossible d’identifier les coupables et la police demeura impuissante, classant désespérément des fiches blanches, recoupant des témoignages insipides. Les Vandales n’étaient nulle part, les Vandales étaient partout ! Une vague de panique sans précédent déferla sur la société dorée du showbiz, on recruta les gardes du corps par bataillons entiers, les villas des stars, les appartements des gloires de la scène se changèrent en forteresses. En vain. Telles des ombres, les bourreaux anonymes se riaient des défenses, attendaient patiemment l’inévitable faute, le fatal relâchement d’attention. Souvent la carence du dispositif de sécurité ne durait pas plus d’une seconde, mais c’était toujours une seconde de trop. Leur effroyable ingéniosité tirait parti de tout. Dans les salles de bains, les miroirs à maquillage furent plastiqués, les pots de fard remplis de substances toxiques ou corrosives à effet retardé. Des lampes à bronzer, équipées de faisceau laser à usage industriel, transformèrent les comédiens en torches vivantes, les pianos crachèrent des mitrailles de clous à trois pointes dès qu’on effleura leur clavier… Bref, ce fut l’enfer.
Parallèlement les studios de tournage ou d’enregistrement prirent l’allure de véritables citadelles, ce n’était là toutefois qu’une solution bancale car si l’acteur pouvait se sentir à l’abri le temps d’un film ou d’une chanson, à la seconde même où il retrouvait le monde du dehors il redevenait une cible menacée dans les fondements même de son art : son visage, sa voix, ses mains, son corps…
Elsy suivit la progression du mal sur l’écran de télé-information de la chambre de « passe », terrorisée par l’ampleur du mouvement. Toutes les nuits elle descendait sur le boulevard désert, moite de peur à l’idée d’être contrôlée par une patrouille nocturne trop zélée. Par chance elle n’eut jamais à attendre longtemps la venue d’un client. Contrairement à ce qu’elle avait redouté, les habitués de Missy acceptèrent la substitution sans manifester de mécontentement. Il est vrai que l’aspect réaliste du nouveau spécimen qui pleurait ou saignait du nez quand on le giflait, et dont la peau se marbrait d’hématomes au moindre pincement, comblait au-delà de toute espérance leurs fantasmes de violence. Ils la prenaient avec une rare brutalité, la forçant au milieu de grands rires gras. Elsy luttait contre elle-même, mimait le plaisir, serrait les dents sous les coups. Après quatre jours de ce traitement elle se sentait souillée, misérable, abandonnée. Chaque midi elle abattait la pendule de bronze sur le crâne de Missy, et repoussait l’androïde sous le lit. Après elle devait supporter les fuites de gaz désinfectant jusqu’au soir, toussant et crachant comme une phtisique au dernier stade de la maladie. L’irritation avait fini par allumer un feu permanent au creux de ses bronches et de brusques poussées de fièvre lui remplissaient les jambes de coton. Pour comble de malheur le contenu du frigidaire s’épuisait et elle avait très vite remarqué que, non contents de s’empiffrer à sa table, les visiteurs pillaient ensuite ses provisions, retournant chez eux les poches pleines de boîtes de foie gras ou de caviar. À ce train elle se retrouverait très vite à court de vivres, il n’était pas question pour elle d’aller au ravitaillement, elle n’avait pratiquement pas d’argent et les pauvres denrées qu’elle aurait pu acheter n’auraient fait que donner l’éveil. La cinquième nuit, du reste, un jeune cadre à lunettes chromées – dont c’était la deuxième visite – claqua la langue avec irritation en ouvrant le congélateur.
— Tu as vu ? Il n’y a plus de saumon fumé ! C’est inadmissible, on a réduit tes crédits ou quoi ?
Elle dut improviser une vague histoire de retard dans les livraisons et s’efforça de détourner son attention en le caressant.
— Pourtant, soliloquait toujours son compagnon, il y a eu des efforts méritoires, je le reconnais. Le studio de mise en scène fait des prodiges, on jurerait que les draps sont vraiment sales et souillés. C’est à s’y méprendre. Quant à toi, c’est un véritable plaisir de te griffer au sang, on a l’impression de se faire les ongles sur une vraie femme. Alors pourquoi tout gâcher en faisant de sordides économies de nourriture ?
Elle ne pouvait pas lui dire que la saleté repoussante de la chambre était tout ce qu’il y a de plus réel, et qu’en l’absence d’aspersions stérilisantes les bactéries de toutes sortes pullulaient avec joie. Elle avait d’abord songé à porter les draps dans la salle de bains pour toute la durée de la désinfection, mais s’était aperçue avec stupeur que ceux-ci étaient cousus sur le matelas, le matelas lui-même rivé au sommier, ce dernier étant – à son tour – vissé dans le sol. Elle s’était alors rappelé qu’elle n’était pas dans une habitation digne de ce nom mais bel et bien dans un décor de théâtre.
La précarité de son refuge lui apparaissait chaque jour davantage. Elle savait qu’elle ne pourrait faire longtemps illusion. Par-dessus tout elle redoutait la venue d’un sadique, d’un maniaque au petit pied qui, croyant avoir affaire à un robot, entreprendrait de la découper au rasoir. Elle avait déjà été fouettée à coups de ceinturon un soir, et en conservait encore les traces. La garantie d’impunité proclamée par la plaque émaillée la mettait chaque fois un peu plus en danger. Au début, elle avait pensé que faire l’amour avec des inconnus la laisserait indifférente, elle s’était trompée. Les étreintes qu’on lui imposait n’avaient rien d’humain. Ses partenaires la forçaient comme une bête, s’appliquant à l’humilier et à la souiller avec une application maniaque. Elle savait que dans quelques jours sa combativité l’abandonnerait et qu’elle glisserait peu à peu sur la pente du fatalisme. De plus elle était à la merci de la moindre réclamation. Il suffisait qu’un client appelle la mairie pour se plaindre du réfrigérateur vide de « la fille qui remplaçait Missy » pour que l’alerte soit donnée.
Par bonheur, la panique qui agitait les milieux artistiques se communiqua à la population, prenant les dimensions d’une psychose collective. Plus personne n’osa sortir le soir et Elsy connut enfin quelques nuits de repos. Pourtant, le septième jour, une Cadillac rose bonbon s’arrêta à cinquante mètres en aval de la rue et demeura là, tous feux éteints. Elsy sentit un nœud d’appréhension serrer son estomac. Devait-elle faire le premier pas ? Missy l’aurait fait sans hésiter. Attendre n’était-ce pas se trahir ? Comme elle avançait le pied la voiture démarra, s’éloignant lentement pour finalement disparaître au coin de la rue. À partir de cette seconde la jeune fille ne cessa pas de se sentir observée. C’était une espèce de démangeaison mentale inexplicable, une menace au creux de la nuque, un frôlement invisible mais tenace. Malgré l’heure peu avancée elle décida de rentrer, ses nerfs mis à trop rude épreuve commençaient à la trahir et elle ne voulait pas risquer un esclandre. Elle espéra qu’aucun habitué n’aurait l’idée de venir la relancer « chez elle », car alors elle serait bien forcée de lui ouvrir, le voyant témoin du battant dénonçant sa « disponibilité ». Elle avait bien essayé de s’étendre aux côtés de Missy, mais la présence du robot – toujours en panne – ne semblait pas prise en compte par l’ordinateur de gestion. Il en irait probablement ainsi tant que l’androïde ne serait pas à nouveau opérationnel…
Comme elle traversait la chaussée elle aperçut la Cadillac rose garée devant l’entrée de l’immeuble, et un grand froid descendit sur ses épaules. Elle ralentit, luttant contre la brusque impulsion de fuite qui s’épanouissait dans son ventre, gagnait ses cuisses, ses mollets…
— Bonsoir… « Clocky » !
Il avait ouvert la portière du véhicule et en extrayait son corps replet avec quelque difficulté. C’était un homme d’une cinquantaine d’années au crâne couvert d’une mince toison de cheveux gris argenté à la coupe très militaire. Bien qu’empâté par les excès de table, son visage restait dur et énergique. Il portait un anneau à l’oreille gauche et une petite mallette de fer à la main droite. Son nez fortement busqué lui donnait une allure de rapace. Elsy songea qu’elle n’aimait pas du tout la manière ironique avec laquelle il avait dit : « Bonsoir, Clocky ! »
La gorge étranglée, elle lui fit signe de la suivre.
— Je m’appelle Irshaw, lâcha-t-il comme si ce nom avait soudain beaucoup d’importance.
Dans la chambre, elle s’efforça d’adopter un ton enjoué, mais il l’ignora, se contentant d’examiner les draps froissés puis le contenu du frigidaire. Tous ses gestes étaient pleins d’une force latente de bête de charge au repos. Il n’avait pas lâché la petite valise.
— Déshabille-toi et mets-toi sur le ventre.
Elle ne put que s’exécuter. Le nez dans l’oreiller, elle s’efforça de suivre les gestes de son visiteur dans la vitre du chromo accroché à la gauche du lit et qui, ayant tendance à pencher vers le sol, faisait du même coup office de rétroviseur. Elle le vit s’agenouiller et songea que s’il détaillait les plinthes il ne manquerait pas d’apercevoir les évents obturés. Elle mordit la toile grise du polochon. Il s’assit enfin à côté d’elle, la palpa avec une dextérité de médecin et attira la mallette. Gagnée par une angoisse grandissante, elle l’observa qui se saisissait d’un scalpel et d’une série de lames de verre à prélèvements. Il ne lui fit aucun mal, se bornant à gratter çà et là des fragments d’épiderme qu’il déposa au centre des plaquettes, avant de glisser le tout dans la fente d’un analyseur portatif qui émit un faible bourdonnement. Il coiffa ensuite un stéthoscope et se concentra sur les battements du cœur d’Elsy. La jeune fille connut un début de panique, si les robots étaient équipés depuis longtemps d’un simulateur cardiaque destiné à renforcer l’impression de vérité, le rythme de ladite pompe ne changeait qu’à l’occasion des pseudo-orgasmes. À présent elle transpirait à grosses gouttes. L’analyseur rendit son verdict avec un tintement de caisse enregistreuse.
— Tu n’es pas malade, annonça Irshaw. À cause de ces excroissances sur ton ventre j’ai craint un instant une quelconque maladie vénérienne, mais non ça va…
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous voulez dire ? balbutia Elsy en se redressant sur les coudes.
— Écoute, coupa durement l’homme, je ne suis pas un flic, ni officiel ni privé. Je sais parfaitement que tu n’es pas un robot, si tu m’écoutes je peux te sortir du marécage où tu t’enfonces chaque jour un peu plus. Si tu continues à faire l’idiote je te laisse là, et j’appelle la mairie sitôt dans ma voiture… Okay ? On peut parler sérieusement ?
— Co… comment ?
— Comment j’ai deviné ? Pas difficile. Au début de la semaine un ami m’a vanté le réalisme d’une certaine « Clocky », un robot qui, disait-il, savait pleurer, suer, saigner, de façon extraordinairement convaincante. Cela m’a mis la puce à l’oreille. De telles machines existent mais elles coûtent trop cher pour qu’on les mette sur le trottoir, j’ai tout de suite pensé à une simulatrice. Le lendemain j’ai payé un type pour qu’il te force, tout habillé ; il m’a suffi ensuite de faire analyser les différentes sécrétions imprégnant ses vêtements… Ta sueur était révélatrice : chlorure de sodium et urée, même chose pour le sang provenant de tes griffures. J’ai pu obtenir ton groupe et ton équilibre globulaire. Aucun robot public ne pousse le souci du détail à ce point. En entrant ici mes derniers doutes se sont envolés. Tu as bouché les évents et bousillé l’androïde pour occuper sa place. Qui es-tu, et pourquoi te caches-tu ?
Comme elle ne répondait pas il lui arracha la perruque. Elle gémit et ferma les yeux. Il ricana.
— C’est bien ce que je pensais. Ta photo a traîné dans toute la presse, mais avec ce truc sur la tête… Tu es Elsy machin-chose, l’habilleuse de Léonora. Vrai ou faux ?
Elle acquiesça d’un signe du menton, paupières closes.
— N’aie pas peur, fit-il un ton en dessous, c’est le ciel qui m’envoie. Si tu marches avec moi, personne ne pourra plus rien contre toi, ni les flics ni la milice des stars qui écument toute la ville pour te retrouver… Mais réfléchis vite. Il me faut une réponse immédiate.
— Pourquoi voulez-vous m’aider ? Si vous espérez des renseignements, vous vous trompez. Je ne sais rien, toute cette histoire me passe au-dessus de la tête, on s’est servi de moi, c’est tout… Mais personne ne veut me croire !
— Je te crois, sans problème, si tu avais partie liée avec les Vandales tu ne croupirais pas ici, ils sont trop bien organisés pour faire courir à l’un des leurs le risque d’être capturé.
— Alors ? Pourquoi ? Je ne suis même pas belle, je…
Il leva la main pour lui imposer le silence.
— Je recrute des gens qui n’ont plus rien à perdre. Des… Comment t’expliquer ? Des pièces de puzzle. Oui, c’est ça ! Les fragments d’un puzzle de chair… D’un grand puzzle vivant !
Et il éclata d’un étrange rire rocailleux.
*
* *
Elsy avait dit oui. À présent la voiture filait dans la nuit de l’autostrade, forant sa trajectoire au milieu d’un brouillard d’insectes crépitants. Irshaw avait remis le studio en état, débouché les évents, effacé toutes les empreintes laissées par Elsy, et jeté le robot en travers du matelas. Dès demain le gaz nettoierait la pièce ainsi que tous les objets qu’elle contenait. Pour la première fois depuis une semaine Missy pourrait mener à bien son entreprise d’auto-réparation. À vingt heures elle descendrait dans la rue comme si rien ne s’était passé et reprendrait le cours de ses activités sans garder aucun souvenir de son séjour sous le lit de la chambre de « passe » et des coups de pendule qui lui avaient fendu le crâne à six reprises. Tout rentrerait dans l’ordre.
Les mains musclées d’Irshaw reposaient sur le volant comme deux bêtes endormies.
— Ces excroissances sur ton ventre, demanda-t-il soudain, c’est de naissance ?
Elle dut lui raconter l’intervention des vigiles, et comment elle avait réussi à se débarrasser d’eux.
— Tu as eu de la chance, observa-t-il avec une moue, je connais ces types, ils t’auraient transformée en un joli petit monstre de bande dessinée, tu peux en être sûre.
Elsy déglutit difficilement. La seule évocation de ces moments lui serrait la gorge.
— Pourquoi vous compromettez-vous avec moi ? interrogea-t-elle. Vous êtes contre les Vandales ? Vous cherchez à venger quelqu’un ? L’une des actrices mutilées était peut-être votre femme… votre maîtresse ? C’est ça, hein ? Vous voulez les coincer et vous croyez que je cache des informations, que…
— Tais-toi ! Arrête ton roman-photo ! Je ne veux venger personne, et si tu veux tout savoir, à leur insu les Vandales me rendent service ! SANS S’EN DOUTER, les Vandales vont me permettre de me remplir les poches, de devenir riche, très riche. Et si tu m’obéis, toi aussi tu seras riche…
Elsy secoua la tête. Elle ne comprenait rien. La pensée fugitive qu’Irshaw n’était qu’un illuminé l’effleura subitement.
— Je t’expliquerai sur place, fit-il conciliant, tu verras, c’est une combine incroyable. En attendant, tends ta main, paume en l’air… N’importe laquelle…
Elle s’exécuta. Avant d’avoir pu se rétracter elle le vit sortir de sa poche une courte seringue pneumatique. Une imperceptible piqûre troua sa ligne de chance.
— Ce n’est rien, grogna-t-il, un simple narcotique, je ne veux pas que tu voies où je t’emmène. Tu vas dormir une dizaine d’heures, tu en as besoin.
En proie à un vertige grandissant, elle songea : « Il fait exprès de me dire dix heures pour me tromper sur la distance, en fait le trajet sera beaucoup plus court. » Ce fut sa dernière pensée intelligente, son cerveau se désagrégea, retournant à la poussière, et il lui sembla qu’un courant d’air désagréablement glacé soufflait dans sa boîte crânienne à présent inoccupée, dispersant ses ultimes secondes de conscience comme des bribes de paille un soir de tempête. Elle s’affaissa, sentit qu’Irshaw abaissait le dossier du siège et la couchait sur le côté. Elle était bien. La voiture ronronnait comme un animal familier qui se chauffe à vos cuisses et vous entraîne imperceptiblement à sa suite sur les sentiers du sommeil. Elle glissa une main entre ses cuisses, l’autre sous sa joue. Oui, elle était bien. Demain serait un autre jour…